• Tampopo de Juzo Itami (16 octobre-20h30)

    Comme d’habitude, l’entrée coûte 4 euros, 3 pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30 et 20 euros. L’entrée est gratuite pour les étudiant.e.s invité.e.s.

    Et pour résumer :

    Rendez-vous le mercredi 16 octobre 2019, 20h30
    en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
    pour voir et revoir
    Tampopo
    de Juzo Itami

    Proposition d’analyse

    Tampopo, une jeune veuve, reprend comme elle peut le restaurant de ramen de son mari. Sa rencontre avec Goro, cowboy moderne, lui permet de donner un sens à son travail dans la quête des meilleurs ramen possibles. Cette trame principale est parsemée de petites séquences indépendantes, qui parlent du plaisir de manger et de ce que la nourriture a à nous apprendre de la société japonaise.

    Le mélange des genres, source du comique
    La trame dominante du film relève du « western-ramen », selon les mots de Juzo Itami, parodiant par là le genre du « western-spaghetti ». Certes, les genres emblématiques du cinéma américain et du cinéma japonais, le western et le film de bataille au sabre (en japonais, chanbara), avaient déjà été rapprochés par le passé, par exemple dans Les Sept Mercenaires (1960) de John Sturges et Pour quelques poignées de dollars (1964) de Sergio Leone, qui reprennent respectivement Les Sept Samouraïs (1954) et Le garde du corps (1961) d’Akira Kurosawa. Les traits communs au cowboy et au samouraï (personnage solitaire et magnanime, intrépide et au caractère bien trempé, guidé par une quête) ont sans doute motivé ce rapprochement des genres, en plus d’un intérêt des cinéastes occidentaux pour des techniques novatrices, notamment de prises de vue et montage.
    Mais Tampopo est une expérimentation cinématographique en sens inverse : c’est un cinéaste japonais qui reprend les codes d’un genre occidental, le « western-spaghetti ». Itami en réutilise surtout le cadre (lieu où la loi du plus fort a cours), les personnages types (le cowboy bourru qui a bon cœur, la femme en détresse) et le style de musique (thèmes très repérables qui suivent la trame émotionnelle du récit, attribution d’un thème musical à un personnage, un morceau au hautbois dans le cas de Tampopo, par exemple). Sinon, le reste du film fonctionne sur le principe de l’inversion ou du décalage : comme dans Seuls sont les indomptés (Lonely are the Brave), film de David Miller (1962), le cowboy est remplacé par son équivalent moderne, le conducteur de camion ; la vaste banlieue japonaise remplace les grands espaces de l’Ouest américain ; les costumes de cowboy et de gangster détonnent drôlement dans une ville nippone. Ce retour au « western-spaghetti » est donc indirectement un retour au cinéma japonais, et à l’éthique du samouraï, dégradé cependant par une transformation de sa quête : à l’art de la guerre est substituée la préparation des ramen, teintée d’un héroïsme ironique.
    En outre, Tampopo ne se limite pas aux genres susmentionnés. Certaines scènes ne sont pas innocentes : ce ne sont pas uniquement des scènes de confrontation, d’espionnage, d’intrigue amoureuse ou de sexe, elles renvoient explicitement à un genre cinématographique, par exemple le film de gangster, le film d’espionnage, le mélodrame, le film érotique. La fonction de l’extrait dans l’économie générale du film est moins primordiale que son effet de citation. Il n’est d’ailleurs pas difficile de reconnaître les genres rencontrés ; bien souvent, les ficelles sont si évidentes qu’on ne peut s’empêcher de penser que quelqu’un les a faites grosses comme des cordes précisément pour qu’on les voie ! D’ailleurs, la dérision systématique de ces genres met à nu les conventions tacites acceptées par le spectateur dans ces scènes types : la tension dramatique d’une scène de confrontation entre gangster ou d’une scène d’agonie déchirante sous la pluie se délite en fou rire quand on y introduit de la nourriture ; le cadre de la course poursuite entre un employé de supermarché et une vieille dame contraste singulièrement avec la succession très vive des séquences et la musique au tempo rapide et angoissant.

    La composition emboîtée du film, signe des rapports complexes entre réalité et fiction
    Le film présente une forme étrange d’imbrication : le spectateur pénètre dans le film tandis que le cinéma pénètre dans la vie réelle.
    Le spectateur pénètre dans le film : c’est l’homme au complet blanc, sorte d’incarnation sur l’écran du spectateur et de ses fantasmes qui fait littéralement son entrée dans le film : au début, il ne fait qu’assister au film Tampopo dans une salle de cinéma ; une fois le film commencé, il réapparaît à l’intérieur du film qu’il est censé seulement visionner. Si les transitions entre la trame principale et les épisodes où il apparaît sont continues et suggèrent qu’ils vivent dans le même monde, cet homme au complet blanc semble singulièrement détaché de la réalité où vit Tampopo : sans identité, sans occupation autre que l’assouvissement de ses fantasmes culinaires, charnels et cinématographiques, il ressemble plus à un archétype vide qu’à un individu assignable à une classe sociale. Ses quelques remarques, avant le début de la projection, sur le « dernier film », celui que l’on voit en mourant et sur les scènes d’agonie terriblement creuses, semblent avoir influencé le cours du film. La scène d’agonie est parfaitement injustifiée du point de vue de l’économie générale du film ; elle n’a d’autre rôle que de satisfaire un fantasme de l’homme au complet blanc : voir ce « dernier film » dont il parlait dans la salle de cinéma au début. Sa petite amie n’est pas la seule à se plier à ses caprices, la trame du film elle-même s’infléchit devant ses désirs. Quel est ce personnage qui passe de la salle de cinéma à l’écran et y déploie ad libitum tous ses fantasmes, se créant le rôle de ses rêves indépendamment de l’action principale ? Quel est-il, sinon le spectateur ?
    D’autre part, dans la trame principale de Tampopo, les personnages se font eux-mêmes leur propre cinéma : une certaine situation poussera Tampopo à se croire en grand danger, une autre à se faire la guérisseuse dévouée de celui qui l’a protégée, encore une autre à s’imaginer prise d’assaut et violée par un restaurateur concurrent en courroux… Les évocations de nombreux genres cinématographiques semblent motivées par les appréhensions des personnages eux-mêmes. Nous spectateurs, ne sommes-nous pas comme elle ? Toute situation du quotidien est grosse de renvois à des scènes types et à des comportements stéréotypés auxquels nous pensons, même malgré nous, lorsqu’elles se présentent.
    Concluons ces quelques mots sur la composition du film en examinant les transitions entre les épisodes épars et la trame principale. Si le passage de la trame principale aux petites vignettes isolées se fait par contiguïté locale ou sonore, le retour à la trame principale de Tampopo se fait généralement sans transition. Le retour à la réalité après un rêve est figuré dans le film de la même façon, par une coupure. Peut-on en conclure que le statut des vignettes est d’une nature semblable à celle des rêves ? Ces petits épisodes figureraient-ils les errements d’une caméra poursuivant sa quête gastronomique sur des chemins inattendus ?

    La société japonaise décrite sous l’angle gastronomique
    Dans ses petits épisodes isolés, le film décrit la société dans son ensemble, en se focalisant sur des individus de toute condition, de tout âge, de tout genre, saisis au moment d’un repas. La gastronomie permet d’évoquer de façon détournée la situation sociale des individus : on pense à ces vieux hommes d’affaires respectables humiliés par un jeune employé dans un restaurant français de luxe ; ou à ces clochards, intellectuels déclassés et fins gourmets, qui regrettent le temps où la nourriture n’était pas produite à la machine et n’avait pas encore perdu sa saveur. Eux savent reconnaître et apprécier quelques gouttes d’un grand cru français au fond d’une bouteille jetée aux ordures ; les hommes d’affaires, eux, ne savent de toute façon pas lire les menus en français ! Le film a cela de savoureux qu’il inverse les hiérarchies sociales en retenant comme critère de respectabilité non plus l’argent, mais le raffinement culinaire. Le vieil homme passé maître dans la dégustation des ramen et le chef cuisinier Shohei y ont une aura de chef spirituel, pas moins. On a vu que Tampopo reprenait certains aspects du chanbara et du western ; or ces genres mettent en scène un héros souvent marginal, prêt à porter secours aux plus faibles, au nom de valeurs qu’il continue à porter dans un monde rongé par la médiocrité et étranger à l’honneur ; sur un mode décalé, le film nous parlerait donc de la perte de valeurs gastronomiques passées, défendues par quelques êtres d’exception comme Goro San. Cette représentation de la société japonaise est aussi décalée car les contraintes sociales semblent ne plus peser sur les individus, les autorisant à se livrer à leurs pulsions sans retenue : l’employé humilie ses supérieurs hiérarchiques, l’homme au complet blanc ne connaît plus de limites à ses expérimentations sexuelles et Tampopo sort de la retenue où la confine le statut de veuve en s’amourachant de Goro.

    Conclusion
    À l’origine de tout grand chef, il y a un gourmet hors pair. De même, un bon réalisateur est un spectateur curieux qui a goûté à tout. Comment ne pas voir un parallèle entre cuisine et cinéma, entre la formation du chef Tampopo et celle du réalisateur Juzo Itami ? La grande question du film est la suivante : « Comment bien savourer des nouilles, comment bien les préparer ? » ; l’on pourrait ajouter : « Comment bien savourer un film, comment bien le faire ? » La préparation réussie des ramen par Tampopo à la fin du film fait écho à la leçon de dégustation de ramen du vieux maître au début et à toutes ses mises en application tout au long du film. De même, le pastiche réussi de scènes de genre dans Tampopo est peut-être la meilleure façon pour un spectateur attentif de comprendre comment un film est fait.
    Manon