• Mon ami Ivan Lapchine de Alexei Guerman (mardi 27 novembre 2018, 20h30)

    Comme d’habitude, l’entrée coûte 4 euros, 3 pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30 et 20 euros. L’entrée est gratuite pour les étudiant.e.s invité.e.s.

    Et pour résumer :

    Rendez-vous le mardi 27 novembre 2018, 20h30
    en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
    pour voir et revoir
    Mon ami Ivan Lapchine
    de Alexei Guerman

    Proposition d’analyse

    Le film débute par un prologue. Le narrateur, un homme âgé, se remémore son enfance à Ountchansk1 où alors âgé de neuf ans il vivait dans un appartement communal avec son père, Ivan Lapchine — le chef de la brigade anticriminelle, et Okochkin, un collègue d’Ivan. L’appartement est tenu par Patrikeyevna, une femme âgée au caractère difficile, sans doute façonné par des années de gêne. C’est dans cette étroitesse et cet inconfort permanent que se déroule leur quotidien.

    L’intrigue est difficile à cerner. Il y a d’un côté l’affaire policière qui occupe Lapchine, celle de Soloviov, un criminel notoire auteur d’une série de meurtres insensés. De l’autre, un étrange triangle amoureux, entre Lapchine, son ami écrivain Khanin, récemment arrivé dans l’appartement communal après la mort de sa femme, et Natasha, une actrice du théâtre local. Enfin, des intrigues secondaires, celle du mariage d’Okochkin par exemple, surgissent en permanence, nombre d’entre elles ne donnant suite à rien.

    À cet abandon de l’unité d’action s’ajoute un style narratif déroutant propre à Guerman. Les événements importants du film ne sont jamais accentués : le spectateur doit les déceler lui-même à l’arrière-plan d’une scène, au détour d’une conversation ou dans la remarque anodine d’un personnage secondaire ; l’intrigue évolue presque “par hasard”. Cet effet est obtenu grâce à une technique formelle novatrice que Guerman utilise pour la première fois dans ce film2 et dont il se servira, de manière plus ou moins poussée, dans toutes ses oeuvres ultérieures. Elle consiste premièrement à faire interférer plusieurs scènes dans un même plan, sans vraiment en marquer une plus qu’une autre. Ainsi, des événements presque aléatoires et sans aucun rapport avec les intrigues du film se produisent en permanence à l’écran, alors même qu’on peut assister à une discussion d’une grande intensité émotionnelle entre les personnages principaux. Ensuite, il s’agit de faire la même chose dans la sphère auditive. Plusieurs personnes peuvent parler en même temps, se couper la parole ; dans la rue on entend toutes les remarques des passants, au commissariat — les plaintes des interpellés3. Le niveau sonore des conversations environnantes ne baisse pas miraculeusement lorsqu’on essaye de dire quelque chose d’important…

    L’impression qui en résulte est celle d’une ambiguïté et d’une incertitude permanentes. L’illusion cinématographique, c’est en grande partie le choix de ce qui doit être vu, de ce qui doit attirer l’attention du spectateur, de ce qu’il doit reconnaître comme important. Dans la vie réelle il est cependant très rare de saisir dans l’instant un fait essentiel : ce n’est qu’avec le recul qu’il est possible de s’en rendre compte. Ici, le spectateur n’est pas plus avancé que les personnages qu’il observe pour interpréter ce qu’il voit et entend. Il n’a plus la prescience caractéristique des méthodes de narration usuelles.

    En travaillant de la sorte, Guerman n’était pas seulement motivé par un désir de réalisme plus radical. Le style qu’il a développé devait aussi refléter sa vision des thèmes qu’il traitait, et plus particulièrement celui de la société soviétique au cours de son histoire, qui est l’objet de cinq de ses six films. Le procédé est toujours le même : il s’agit de considérer un certain type de “héros soviétique” (Adamov dans Le septième Compagnon, Lopatin dans Vingt jours sans guerre, ici — Lapchine, etc.) et de peindre à travers lui un tableau de la société qu’il traverse4. En ce sens, Guerman n’a jamais aspiré à l’exhaustivité balzacienne et s’est toujours concentré sur des types très spécifiques. Le regard qu’il cherche à porter sur le passé est toujours, dans la mesure du possible, un regard amoral. C’est avant tout les hommes et leur époque qui l’intéressent et non de savoir si ce qu’ils font est bien ou mal. L’ambiguïté de l’image et du son, c’est aussi le reflet de l’ambiguïté du passé, de l’incertitude des jugements qu’on émet à son sujet.

    En ce qui concerne Lapchine, le projet de Guerman est même plus ambitieux. Il ne s’agit pas seulement de représenter les années 30, mais aussi de donner une idée de la manière dont cette époque est restée présente dans les mémoires un demi-siècle plus tard. Le lien est réalisé grâce à la figure de l’enfant, qu’on retrouve grand-père au début et à la fin du film. Ainsi, il est certain que la connaissance du contexte historique et social de ces deux périodes historiques est nécessaire à la pleine compréhension du film. Nombre de références, celle, par exemple, du papier froissé traînant par terre après l’ouverture des fenêtres au mois de mars, échapperont complètement au spectateur moderne ne se doutant pas (et heureusement !) de la créativité qu’on pouvait déployer pour garder davantage de chaleur en hiver, alors que leur seule évocation ne manquera pas de produire un léger pincement au coeur chez quiconque ayant connu ces choses-là, de près ou de loin. Néanmoins, comme dans toutes les grandes oeuvres, il reste toujours, derrière le contexte et les contingences propres à une époque, quelque chose d’irréductible et de fondamentalement humain.

    1 Il s’agit d’une ville fictive inventée par Guerman. Le film a en réalité été tourné à Astrakhan.
    2 Quelques prémisses de cette technique sont visibles dans Vingt jours sans guerre, mais son usage est loin d’être systématique.
    3 En ce sens, le sous-titrage des films de Guerman est une tâche ardue car en plus des difficultés linguistiques il faut encore prendre en compte la polyphonie de ses scènes.
    4 C’est un procédé souvent repris dans la culture russe, dont l’exemple le plus connu est sans doute Un héros de notre temps de Lermentov.

    D.C.