• Solaris (mercredi 1 mai 2019-20h30)

    SÉANCE GRATUITE PRESENTÉE PAR ANTOINE DE BAECQUE

    Et pour résumer :

    Rendez-vous le mercredi 01 mai 2019, 20h30
    en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
    pour voir et revoir
    Solaris
    de Andreï Tarkovski

    Proposition d’analyse

    Tarkovski n’est guère tendre avec les responsables du cinéma en URSS. Le tournage de Solaris est difficile («  J’ai un mal fou avec Solaris », écrit-il dans son Journal), et l’œuvre doit encore passer sous les fourches caudines des censeurs… Qui ont beaucoup à dire sur le film !

    12 janvier 1972 : Sizov a dicté hier toutes les remarques et critiques touchant Solaris qui se sont accumulées dans les diverses instances : au département de la culture du comité central, auprès de Demitchev, au Goskino, au Bureau exécutif.
    J’ai recopié 35 de leur leurs remarques. Si on les suivant (ce qui est d’ailleurs impossible), il ne resterait rien du film : ça veut dire qu’on est dans un pétrin pire que pour Roublev !

    Voici donc ces remarques et suggestions :

    1. Élucider l’image de la Terre dans le Futur (« Dans le film, voyez-vous, on ne voit pas bien comment il sera, ce Futur »)
    2. Il faut montrer les paysages de la planète du Futur.
    3. De quel système politique vient Kelvin ? Du socialisme, du communisme, du capitalisme ?
    4. Snaut ne doit pas affirmer qu’il est inadéquat d’étudier l’Espace, car il en résulte une situation sans issue
    5. Supprimer le concept de Dieu (?!)
    6. L’encéphalogramme doit se dérouler jusqu’au bout.
    7. Supprimer le concept de christianisme.
    8. La séance plénière. Supprimer les figurants étrangers.
    9. Pour la fin, ne pourrait-on pas :
    a) Montrer le retour réel de Kris dans la maison paternelle. ?
    b) Montrer clairement que Kris a accompli sa mission. ?
    10. Le fait que Kris est un oisif ne doit pas être souligné.
    11. Le suicide de Gabarian doit avoir comme motif (contrairement à ce qu’a écrit Lem) le sacrifice pour ses amis et collègues.
    12. Sartorius, en tant que savant, est trop inhumain.
    13. Il ne faut pas que Hari devienne un être humain. (!?)
    14. Abréger le suicide de Hari.
    15. La scène avec la mère est à supprimer.
    16. Abréger les scènes « de lit ».
    17. Supprimer les plans où l’on voit Kris se promener sans pantalon.
    18. Combien a-t-il fallu de temps au héros pour aller dans l’Espace, revenir et exécuter son travail ?
    19. A l’aide d’un texte (tiré de Lem), faire une introduction au flm qui expliquerait tout (!?)
    20. Reprendre dans le scénario de mise en scène la conversation de Berton avec son père, à propos de leur jeunesse.
    21. Introduire des citations de Kolmogorov1 (sur la finitude de l’homme)
    22. L’épisode « La Terre » est trop long.
    23. Le Conseil scientifique ressemble à un tribunal.
    24. Préciser, dans la « Séance », la situation pour éclairer le sujet.
    25. Montrer le voyage dans l’Espace vers « Solaris ».
    26. Pourquoi Snaut et Sartorius ont-ils peur de Kris ?
    27. On ne comprend pas que l’Océan soit doué d’intelligence.
    28. En conclusion – la science est-elle humaine ou ne l’est-elle pas ?
    29. Le monde est inconnaissable. L’Espace ne peut être perçu. L’homme doit périr.
    30. Le spectateur ne comprendra rien.
    31. Qu’est-ce que « Solaris » et les « Visiteurs » ?
    32. Préciser la nécessité du contact…
    33. La crise doit être surmontée.
    34. Pourquoi Hari a-t-elle disparu ? (L’Océan l’a compris)
    35. Conclusion tirée du film: « L’humanité n’a rien à gagner à transporter sa merde d’une extrémité de la galaxie à l’autre. »

    La liste de ces divagations s’achève par les mots suivants : « Il n’y a pas d’autres remarques… » C’est à se flinguer, parole d’honneur ! Comme une provocation… Seulement, comment comprendre ce qu’ils veulent ? Que je refuse toute modification ? Mais dans quel but ? Ou que j’accepte toutes leurs suggestions ? Mais ils savent bien que je ne le ferai jamais ! Je n’y comprends rien…

    Tarkovski fait quelques corrections, qui ne suffisent pas…

    25 février : Romanov n’accepte pas le film. J’ai reçu encore une liste de corrections à faire :
    1. Abréger le film (de pas moins de 300m) (!)
    2. Supprimer la scène du suicide de Hari.
    3. Supprimer la ville.
    4. Supprimer la scène avec la mère.
    5. La robe que Kris découpe -la supprimer aussi.
    6. A la fin, supprimer l’eau qui coule.
    Je ne ferai rien de tout cela, bien entendu !

    31 mars : Romanov est arrivé au studio le 29 et nos avons livré Solaris sans une seule correction ! Personne ne peut y croire. On dit que le visa de notre film est le seul et unique qui ait jamais été signé par Romanov en personne, de sa propre main. Apparemment, quelqu’un lui a fait très peur. J’ai entendu dire que Sizov avait montré le film à trois inconnus qui président aux destinées de notre science, de notre technique, etc. Et que leur prestige était trop grand pour que leur opinion ne fût pas écoutée. Bref, il y a des miracles… 

    Solaris est sélectionné à Cannes peu de temps après, et obtient le Grand Prix.
    Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, Cahiers du cinéma/Seuil, Paris, 1993, p.23-24

    « Qu’est-ce que la vérité, le concept de vérité ? C’est au fond quelque chose de tellement humain, qu’on ne peut le définir de façon objective, extra-humaine, absolue. Et si c’est quelque chose d’humain, c’est quelque chose de limité – de totalement contenu dans les limites du milieu humain. Lier l’humanité au cosmos est inconcevable. De même pour la vérité. Mais accéder au sein de nos limites (qui sont euclidiennes et font un contraste absolu avec l’infini) à la grandeur, c’est démontrer que nos sommes humains, ni plus ni moins. L’homme qui n’aspire pas à la grandeur d’âme est moins que rien; quelque chose comme un mulot, un renardeau. La religion est l’unique sphère ouverte par l’homme pour définir ce qu’est la toute-puissance. Or, comme le dit Lao Tseu, le plus puissant dans le monde, c’est ce qu’on ne voit pas, ce qu’on n’entend pas, ce qu’on ne sent pas.

    En vertu des lois infinies, ou des lois de l’infini, qui se situent au-delà de l’accessible, Dieu ne peut pas ne pas exister. Pour l’homme incapable de percevoir l’essence de l’au-delà, l’Inconnu, l’Inconnaissable, c’est Dieu. Et, sur le plan moral, Dieu, c’est l’Amour.

    Pour l’homme, pour qu’il puisse vivre sans faire souffrir les autres, il faut qu’existe un idéal. L’idéal, en tant que conception spirituelle, morale de la loi. La loi morale est à l’intérieur de l’homme. La morale, elle, est à l’extérieur, et a été inventée pour tenir lieu de loi morale. Là où la loi morale est absente, règne la morale – indigente et nulle. Là où la loi morale est présente, la morale n’a rien à faire. L’idéal est inaccessible, et c’est de comprendre cela qui fait la grandeur de la raison humaine. Tenter de présenter comme idéal quelque chose d’accessible, de concret, c’est perdre le sens commun, perdre la raison. L’homme est désuni. On pourrait penser qu’une œuvre commune peut servir de principe d’union, mais c’est une pensée erronée. Voilà cinquante ans que les gens volent et mentent – qu’ils sont donc unis dans la conscience d’une vocation commune – mais d’unité, il n’y en a point.

    L’on ne peut unir les gens dans une action, que si cette action est fondée sur la loi morale, que si elle est incluse dans un système où règne l’idéal, l’absolu. C’est pourquoi le travail ne pourra jamais être quelque chose qui élève. Et c’est pourquoi le progrès technique existe. Si le travail était une valeur et une catégorie morale, le progrès serait réactionnaire….ce qui est une absurdité. Comme l’a dit Tolstoï, élever le travail au rang d’un mérite est aussi absurde qu’ériger l’alimentation de l’homme en valeur et en vertu. Lui, s’il éprouvait le besoin de coudre des bottes et de labourer son champ, c’était pour une toute autre raison : pour mieux sentir le corps et la chair dont il s’était fait le chantre.
    S’il est « impossible de mesurer l’incommensurable », alors l’homme, mis à part Dieu, n’a en rien justifié son existence.

    L’homme a inventé la religion, l’art et la philosophie, ces trois piliers qui soutiennent le monde, pour symboliser l’idée de l’infini, ou lui opposer le symbole d’une connaissance possible (laquelle, à l’évidence, est impossible, au sens littéral). L’humanité n’a rien trouvé d’autre d’une pareille ampleur. Elle l’a trouvé, il est vrai, instinctivement, sans bien comprendre quel besoin elle avait de Dieu (il facilite bien les choses!), de la philosophie (elle explique tout, même le sens de la vie) et de l’art (il donne l’immortalité).

    Quelle idée géniale, cette idée de l’infini combinée avec la brièveté de la vie humaine ! Cette idée même est infinie.A vrai dire, je ne suis pas sûr que l’étalon de toute cette construction soit bien l’homme. Pourquoi pas le végétal ? Ou il n’y aurait peut-être pas d’étalon, ou bien il serait partout, même dans la plus infime partie de l’univers… Mais l’homme serait alors en bien mauvaise posture, il lui faudrait renoncer à bien des choses, la nature n’ayant plus besoin de lui… En tout cas, sur terre, l’homme a compris qu’il était debout devant l’infini. Mais peut-être que tout cela n’est que confusion, car personne ne peut prouver qu’il y ait un sens ! Et si quelqu’un le pouvait (à lui-même, s’entend), il en perdrait la raison. La vie pour lui perdrait son sens. Il y a un récit de H.G.Wells, La Pomme, qui raconte comment les hommes ont eu peur de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance. C’est une idée remarquable.

    Je ne suis pas du tout sûr qu’après la vie il y ait le Rien, le vide, comme nous l’expliquent les beaux-esprits : un sommeil sans rêves. Car personne ne sait ce qu’est un sommeil sans rêves. Supposez quelqu’un qui s’endort qui se souvient de son endormissement…., qui se réveille et qui se souvient de son réveil…. Mais qui ne plus ce qui s’est passé entre les deux. Or, il y a forcément quelque chose, seulement, il ne s’en souvient pas !
    La vie n’a aucune sens, bien sûr. Si elle en avait un, l’homme ne serait pas libre ; il deviendrait l’esclave de ce sens et sa vie s’édifierait sur des critères tout à fait nouveaux, des critères d’esclave. Comme pour les animaux : le sens de leur vie est dans la vie même, dans la continuation de l’espèce. L’animal exécute son travail d’esclave parce qu’il sent instinctivement le sens de la vie. Sa sphère est donc fermée. L’ambition de l’homme, au contraire,est de tendre vers l’absolu. »

    Andreï Tarkovski, op.cit., p.59-65