• Fleurs d’équinoxe (mardi 7 mai 2019, 20h30)

    Comme d’habitude, l’entrée coûte 4 euros, 3 pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30 et 20 euros. L’entrée est gratuite pour les étudiant.e.s invité.e.s.

    Et pour résumer :

    Rendez-vous le mardi 07 mai 2019, 20h30
    en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
    pour voir et revoir
    Fleurs d’équinoxe
    de Yasujirō Ozu

    Proposition d’analyse

    « La vie n’est que contradictions »

    C’est le moment du toast. M. Hirayama se lève, et boit à l’union des deux jeunes mariés. De son temps, raconte-t-il, les mariages étaient arrangés, les époux ne se connaissaient pas avant de s’engager à passer leur vie ensemble. Aujourd’hui, c’est bien différent : les jeunes filles veulent choisir elles-mêmes leur mari. Et sans doute est-ce pour le mieux, conclut-il. Pourtant, c’est le visage fermé et l’œil courroucé que M. Hirayama reçoit la demande en mariage de Taniguchi, amoureux de sa fille aînée, Setsuko. La vie paisible du foyer se fissure.

    La faille vient de plus loin. C’est celle tracée dans la vie des Japonais par cette guerre, qui a radicalement changé le visage du Japon et les relations entre les êtres. Les villes sont, chez Ozu, des personnages à part entière de l’histoire. Faubourgs miséreux, maisons bourgeoises, rues pleines de vie… Du réalisme de ses débuts aux histoires se déroulant dans des milieux bourgeois de la période de l’après-guerre, Ozu filme inlassablement les êtres dans leur environnement, ajoutant çà et là le petit détail qui attirera l’œil et nous fait rentrer dans une intimité. Il suffit d’une chemise qui sèche au soleil, petite tache de vie, pour assurer la transition vers l’intérieur de la maison. Le Tokyo de Fleurs d’équinoxe est celui de la modernité, bien éloigné, déjà, du Tokyo en ruines du Voyage à Tokyo. La couleur met en évidence les teintes vives, la peinture fraîche ; l’architecture est moderne, les bâtiments fonctionnels. Les nombreux plans de coupe sur la ville n’ont pas une simple valeur illustrative, elliptique. Un plan suffit à indiquer où se situe l’action, et vient faire signe (occidentalisation de Tokyo, caractère rural, traditionnel d’Osaka à la fin du film). Ils permettent de montrer l’environnement quotidien de M.Hirayama, un environnement majoritairement empreint de modernité.

    Or, M.Hirayama et ses amis, qui se retrouvent en kimono dans les auberges pour boire, appartiennent à l’ancien monde, et tous le savent. Bouleversés, ils écoutent le poème épique récité par l’un d’entre eux, un poème de patriote qui dit la joie de mourir pour l’Empereur. Un héroïsme guerrier, une fougue qui est celle de leur jeunesse enfuie, et qu’ils retrouvent, l’espace d’un instant, dans la voix du conteur. « Nous ne sommes pas prêts à renoncer à notre jeunesse », confie ce dernier à M. Hirayama. Et pourtant, les enfants sont grands, et les filles veulent se marier. Aussi, le refus que M.Hirayama adresse à sa fille n’est-il pas simple réaction à un gendre qu’il ne connaît pas. C’est la douleur de voir partir les enfants, cette douleur qu’un homme japonais de son temps n’a pas le droit de dire. Mais qu’Ozu, en quelques plans fixes, raconte. Les couloirs de la maison, jadis parcourus par les pieds rapides des filles, habités par les rires étouffés, sont désormais vides. La maison n’a pas changé, mais ressemble à une carcasse abandonnée.

    Rester ou partir ? Pour les enfants, la question ne cesse de se poser dans les films d’Ozu datant de l’après-guerre. Le film déploie tout un éventail de jeunes filles, chacune lancée, à sa manière, à la recherche du bonheur. Setsuko, celle par qui la crise arrive, est une jeune fille moderne, coupe courte et vêtements occidentaux. Si moderne que son père craint qu’elle ne soit allée trop avant avec son fiancé. Son amie Yukiko, qu’on ne verra qu’en kimono, incarne une jeune fille en apparence plus traditionnelle, décidée, elle, à rester auprès de sa mère, figure de la jeune fille aimante et sacrifiée qu’on retrouve dans Printemps tardif ou dans Le Goût du saké. Sans oublier Fumiko, qui a abandonné le foyer parental pour suivre l’homme qu’elle aime, artiste sans le sou. La famille de l’après-guerre est une famille qui doit forcément passer, à un moment où à un autre, par une forme de désunion. Les parents et les enfants ne vivent plus sous le même toit, et le mariage est une sorte d’arrachement pour les parents. Mais, dans ce monde de contradictions, les parents sont aussi ceux qui poussent les enfants à partir, situation tragique qui fait à la fois la grandeur et la mélancolie des films d’Ozu.

    Fleurs d’équinoxe, c’est l’apprentissage d’une séparation. M.Hirayama est un homme distant. Lors des scènes de discussions, si nombreuses chez Ozu, il ne se tourne jamais vers son interlocuteur. Avec son employé, cadré en plan moyen, ausculté, il ne fait que pivoter la tête, le regardant de côté, comme s’il ne méritait qu’une partie de son attention. En deux plans frontaux, tout est dit du rapport de force entre les deux personnages. Le personnage adopte la même attitude avec sa femme, incarnée par Kinuyo Tanaka, actrice fétiche de Mizoguchi. Le retour à la maison, montré à plusieurs reprises, est filmé comme un rituel où M. Hirayama, sans beaucoup d’égards pour sa compagne, jette un à un au sol les vêtements de la journée en lui tournant le dos. Avec elle également, le corps n’est jamais entièrement donné. Contrairement à toute une tradition du cinéma classique, la caméra n’occupe, dans ces discussions, jamais la position d’un observateur étranger, tourné vers l’un ou l’autre des personnages. La caméra fait directement face au personnage, dans un montage frontal typique d’Ozu. Truffaut notait que ce choix de mise créait chez le spectateur un sentiment d’inquiétude : c’est la « crainte de ne pas rencontrer son interlocuteur. Autrement dit, à chaque succession de champ-contrechamp, on croit que l’interlocuteur n’est plus là. 1» Ce ne sera qu’avec Yukiko que M. Hirayama, enfin, laisse tomber les armes et établit un dialogue sincère, faisant réellement face à son interlocutrice ; Ozu annonce ainsi que c’est grâce à ce personnage, ce lien entre les générations, que le dialogue pourra être renoué et la situation apaisée.

    Le sentiment des dernières fois est donc exacerbé dans Fleurs d’équinoxe. C’est le dernier repas de la fille avec sa famille, avant son mariage. C’est la dernière promenade au bord de l’eau. Durant cette très belle scène, la plus belle, peut-être, du film, les deux parents assis sur un banc regardent les enfants qui canotent. Il fait beau. Ils parlent du passé, devant le spectacle de ses jeunes qui voguent vers leur avenir. Et bien sûr, la guerre revient. « J’ai détesté cette période », grogne le père (période d’humiliation, période de défaite). « Moi, je l’ai aimée », répond la mère, avec ce sourire malicieux qu’elle garde en toutes circonstances. « Tous les quatre, nous étions tout le temps ensemble. »

    Anne

    1.Cité in Joël Magny, Le point de vue, Cahiers du cinéma, CNDP, Paris, 2001, p.75