• Tous les matins du monde (21 mai 2019, 20h15)

    SÉANCE EXCEPTIONNELLE PRÉSENTÉE PAR JEAN-LOUIS CHARBONNIER : CONCERT DE VIOLE DE GAMBE

    Comme d’habitude, l’entrée coûte 4 euros, 3 pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30 et 20 euros. L’entrée est gratuite pour les étudiant.e.s invité.e.s.

    Et pour résumer :

    Rendez-vous le mardi 21 mai 2019, 20h15
    en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
    pour voir et revoir
    Tous les matins du monde
    de Alain Corneau

    Proposition d’analyse

    Le film s’ouvre sur une répétition de l’orchestre du Roi où Marin Marais, vieillissant et chagrin, pleure sans le dire la mort de son maître, Monsieur de Sainte-Colombe, regrettant avec lui une certaine vision de la musique. Marais entreprend de raconter à ses musiciens la vie édifiante de Sainte-Colombe, si différente de la sienne. Refusant de devenir un musicien de cour soumis aux caprices du Roi, préférant une vie pauvre et son art à l’attrait des biens matériels de ce bas monde, le Solitaire janséniste a choisi une voie opposée à celle de Marais. Les couleurs et les styles de leurs vêtements disent assez ces choix contraires. Néanmoins, si le personnage de Sainte-Colombe tel que l’a imaginé Pascal Quignard est clairement valorisé par rapport à son élève, rappelons le mot d’Evrard Titon du Tillet, dans le Parnasse françois, en 1732 : « Sainte-Colombe répondit qu’il y avoit des Élèves qui pouvoient surpasser leur Maître, mais que le jeune Marais n’en trouveroit jamais qui le surpassât ». Nous préférons penser que ce portrait austère et plein de grandeur est motivé par les regrets de Marais et la déférence qu’il porte à feu son maître.

    Le récit de Marais n’est pas limité à sa formation auprès de Sainte-Colombe ; nous suivons la vie du maître de la mort précoce de son épouse à sa propre mort. Ce premier événement est comme une première mort. Le musicien se mure dans le silence, préférant la musique à la trompeuse parole humaine. Loin des fracas du monde, le temps s’égare et se laisse oublier. Seul le rythme des saisons mime le passage de la vie, du vert printemps où Madeleine et Toinette, les filles de Sainte-Colombe, sont encore enfants, à l’automne bleu et brumeux de la vieillesse. L’isolement de Sainte-Colombe est double : son château est à l’écart du monde, sa cabane, comme un cercueil de bois, le tient éloigné de ses filles et de ses domestiques. À son arrivée, Marais dérange l’ordre de la maison, éveille la fureur de Sainte-Colombe, l’amour de Madeleine, la sympathie de Toinette. Avec son vêtement rouge « comme la vieille crête d’un coq », il ramène les passions dans une maison qui s’enlise dans le souvenir.

    Non seulement l’apparition de la musique est toujours motivée dans le film, mais elle est aussi toujours signifiante : Marais couvert de dentelles et de rubans dirigeant la Marche pour la cérémonie des Turcs de Lully suggère bien la pompe de la cour ; la Rêveuse que joue Marais dans la chambre de la malade, impérieuse et vulnérable, évoque la langueur d’un amour éteint ; enfin, les Pleurs que joue Sainte-Colombe dans sa cabane nous disent sa douleur d’être exilé dans la vie loin de sa défunte épouse. Sainte-Colombe oppose aux ambitions mondaines de Marais une plus haute idée de la musique : elle ne doit pas être le numéro d’un mendiant devant les Grands de ce monde, mais ce « son qui ranime de la mort, restitue la merveille du souffle à des corps désertés par le souffle ». En effet, dans le film, mort et musique sont souvent concomitantes : la musique joue souvent le rôle d’une extrême-onction spirituelle, facilitant le passage d’un vivant dans la mort, ou inversement, elle réveille les fantômes des défunts et leur rend une voix. Retrouver une voix défunte, c’est aussi ce que cherche Marin dans l’apprentissage de la viole de gambe. Car cet instrument qui peut faire entendre plusieurs voix à la fois avec ses sept cordes permet au jeune musicien de se consoler de la perte de sa voix de soprano. Des quêtes semblables réunissent nos deux musiciens.

    La liste des arts convoqués dans le film ne s’arrête pas à la musique. On est frappé par les plans statiques, l’impression de voir des natures mortes surgir à chaque instant. Comment suggérer visuellement que l’action se passe à une époque lointaine, comme séparée de nous par une cloison ? En utilisant des moyens propres au cinéma. Certes, Yves Angelo, directeur de la photographie, et son équipe, se sont inspirés de tableaux d’époque, en particulier du Dessert de gaufrettes de Lubin Baugin (peint vers 1630-1635). En préférant aux plans mouvants des plans fixes, des lumières très rapprochées, très précises, des tons rouges et bruns, les images prennent des allures de tableaux. C’est comme si le sujet du film imposait lui-même rigueur, lenteur et fixité au cadrage ; le cadrage, lui, impose un certain regard au spectateur. Les motifs récurrents typiques des vanités, dont les natures mortes constituent à l’époque un sous-genre (bougie presque consumée, corbeille de fruits, instruments de musique, livres), nous placent d’emblée dans un monde où la brièveté de la vie et la vanité du savoir et des choses sont sensibles à chaque minute.

    L’obscurité et le silence de certaines scènes du film font penser à un tableau de La Tour ; par exemple, la scène où Marin Marais et Sainte-Colombe jouent ensemble pour la dernière fois dans l’obscure cabane de planches. Leur jeu de regards rappelle celui de Joseph et Jésus dans le tableau Saint Joseph charpentier de La Tour. Si la cabane eût été illuminée comme en plein jour, les larmes et les regards intenses des deux hommes nous auraient échappé, peut-être ; mais la pénombre et la lumière vacillante de la chandelle font, au contraire, ressortir leurs émotions. La cabane figure un lieu intime, protecteur, sombre mais propice à l’expression de sentiments authentiques, alors qu’à la cour, dans la salle de répétition où commence le film, la vive lumière n’offre aucun refuge aux pleurs de Marais ; elle ne donne à voir que des apparences, des rôles – chaque mouvement de Marais est guetté par un intendant qui déclame ses paroles à sa place. Mais le miracle de la musique se produit lorsque la salle de répétition se laisse envahir par l’ombre, l’émotion et le souvenir – dans la larme discrète d’un jeune musicien, dans un calme fantôme qui passe devant Marin…

    Quelques informations complémentaires

    Principaux musiciens de l’époque

    Tous ces musiciens naquirent peu avant ou juste après le sacre de Louis XIV à Reims en 1654. Ils ne vécurent pas directement la Fronde mais en sentirent les conséquences politiques (renforcement et centralisation du pouvoir monarchique) et religieuses (attrait de certains frondeurs pour le jansénisme, âpre débat entre jésuites et jansénistes) pendant le règne de Louis XIV, entre 1665 et 1715.
    Le débat sur le jansénisme s’ouvre en 1641 avec la première publication en France de l’Augustinus de Cornelius Jansen. Une fois au pouvoir, Louis XIV tente de réprimer le mouvement en dispersant les membres de l’abbaye de Port-Royal des Champs en 1661, puis en la faisant raser en 1712. Fort du soutien du pape Clément XI, le pouvoir royal organise la répression de plus de sept mille clercs et d’une trentaine de prélats jusqu’en 1730.

    Gabriel Caignet l’aîné (né avant 1635 – mort vers 1678), joueur de viole ordinaire de la Chambre du Roi (il précède Marais à ce poste), musicien de la reine mère Marie de Médicis.

    Jean-Baptiste Lully (1632-1687), florentin naturalisé français, compositeur et violoniste, maître de musique de la famille royale. Connu de la plupart des musiciens de France et d’Europe de l’époque. Il prend en main l’Académie royale de musique et exerce un contrôle sur les représentations parisiennes et le nombre de musiciens dans les formations parisiennes. Il a surtout composé des oeuvres de scène : ballets, comédie-ballets, opéras.

    Jean de Sainte-Colombe le père (vers 1640-vers 1700), compositeur et violiste. On sait peu de choses sur sa vie, outre le travail de perfectionnement de sa viole de gambe qui l’occupa toute vie durant, et les concerts et cours qu’il donna. Il aurait ajouté une septième corde à la basse de viole.

    Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), compositeur et chanteur, 18 ans maître de musique au service de la duchesse de Guise, puis maître de musique au Collège Louis le Grand chez les Jésuites. Oeuvres vocales surtout religieuses, à l’exception de quelques musiques de scène : opéras, interludes musicaux pour des pièces de Molière.

    François Couperin (1668-1733), compositeur, un des quatre organistes de la Chapelle Royale et titulaire de l’orgue de l’église Saint-Gervais, grand claveciniste. Réputé pour ses pièces pour clavecin, pour orgue, il est aussi connu de ses contemporains pour ses oeuvres religieuses et ses concerts royaux (suites pour orchestre de chambre).

    Marin Marais (vers 1656-1728), compositeur et violiste. Après ses années de chantrerie à Saint-Germain-l’Auxerrois et sa formation de violiste auprès de Jean de Sainte-Colombe, il entre dans l’orchestre de l’Académie royale de Paris (futur Opéra). Vers 25 ans, il devient « joueur de viole dans la musique de la Chambre » du Roi et le reste pendant quarante ans. Chef d’orchestre permanent à l’Opéra vers 1704, il publie cinq livres de pièces pour viole et compose quatre tragédies en musique. Toute sa vie, il donna des concerts à la cour et enseigna la viole.

    Michel-Richard Delalande (1657-1728), compositeur et organiste, célèbre pour ses motets (oeuvre vocale écrite à partir d’un texte religieux). Enfant de choeur avec Marin Marais à Saint-Germain-l’Auxerrois, il passa toute sa carrière au service du Roi et obtint plusieurs charges très haut placées : sous-maître de la Chapelle Royale, Surintendant de la musique de la Chambre.

    Références bibliographiques et discographiques

    Quignard Pascal, Tous les matins du monde, Gallimard, collection Folio, 1991
    Quignard Pascal, La leçon de musique, Gallimard, collection Folio, 1987
    Tanizaki Yunichirô, Éloge de l’ombre, traduit du japonais par René Sieffert, Verdier, 2011 (première édition de la traduction : 1978)

    Bande originale du film Tous les matins du monde, sous la direction de Jordi Savall, chez Alia Vox, 2001. Sopranos : Montserrat Figueras, Maria Cristina Kiehr ; violon : Fabio Biondi ; basses de viole : Christophe Coin, Jérôme Hantaï ; théorbe : Rolf Lislevand ; clavecin : Pierre Hantaï. Le Concert des Nations. Basse de viole et direction : Jordi Savall.

    Exemples de titres :
    Marche pour la cérémonie des Turcs (Jean-baptiste Lully)
    Les Pleurs (M. De Sainte-Colombe) version viole seule et version à deux violes
    La Rêveuse (Marin Marais) 4e livre des Pièces de viole
    L’arabesque (Marin Marais) 4e livre des Pièces de viole
    Troisième leçon des ténèbres à deux voix (François Couperin)

    Jean-Louis Charbonnier

    Jean-Louis Charbonnier a manifesté un intérêt précoce pour le répertoire baroque. Il étudie à la Scola cantorum de Bâle et au conservatoire de Zurich avec Jordi Savall. Pendant douze ans, il fait partie d’un ensemble baroque, la Grande Ecurie et la Chambre du Roy, dirigé par Jean-Claude Magloire. Sur le tournage de Tous les matins du monde, Jean-Louis Charbonnier est le professeur de musique de Jean-Pierre Marielle, Anne Brochet, Gérard et Guillaume Depardieu. Il a longtemps enseigné la viole de gambe au conservatoire du 9e et à Fontenay-aux-Roses.

    Il est actuellement directeur de l’association Caix d’Hervelois, qui organise des expositions, des stages, des concerts et des festivals de musique ancienne (festival Marin Marais à Paris depuis 2006).

    Jean-Louis Charbonnier a édité de nombreux CDs chez Robert Martin, dont :
    Alcione, Marin Marais
    Musique à la cour de Louis XIV
    Musique à la cour de France