• Eyes Wide Shut (19 septembre 2019-20h30)

    Comme d’habitude, l’entrée coûte 4 euros, 3 pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30 et 20 euros. L’entrée est gratuite pour les étudiant.e.s invité.e.s.

    Et pour résumer :

    Rendez-vous le jeudi 19 septembre 2019, 20h30
    en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
    pour voir et revoir
    Eyes Wide Shut
    de Stanley Kubrick

    Proposition d’analyse

    Noël approche et la nuit tombe tôt à New York. Le docteur Hartford dérive, de bals luxueux en patients dévêtus, vers un monde de fantasme et de débauche.
             Eyes wide shut est le dernier film de Kubrick, qui après quelques films noirs, semble s’être efforcé de visiter les différents genres dans lesquels on range, par souci de commodité, les films. Si 2001 est le film de science fiction, Barry Lyndon le film historique et The Shining le film d’horreur, Eyes wide shut serait le film érotique. Il est plus exact de considérer Eyes wide shut comme un film sur l’érotisme, et d’envoyer au diable les genres et les autres films de Kubrick. La première prise du film donne le ton ; intercalée entre deux titres, Alice Hartford se déshabille et laisse tomber, indifféremment sa robe, pour finir dévêtue si ce n’est ses talons hauts. Si les plans du film offrant cette qualité picturale (songeons pour cet insert à la peinture, aux scènes d’intérieur et scènes intimes fréquentes à la jonction entre le 19ième et 20ième siècle, représentant des femmes s’habillant, à leur toilette) ne sont pas si fréquents, un thème est introduit : la représentation sensuelle du corps. La prise est plutôt neutre, et le mouvement n’a rien d’aguicheur — seuls les talons hauts gardent une connotation érotique — pourtant, ce corps de femme nue n’est pas quelconque, et sa représentation est un début de fantasme — renforcé par le voyeurisme, autre motif du film. La nudité, principalement féminine, est représentée sous plusieurs formes — de la femme en train de s’habiller à celle allongée la morgue — et est toujours habitée par un fantôme suggestif, par l’ombre de la volupté.

             Cette frontière ténue qui sépare l’érotisme de la vie ordinaire est mise en scène dans le film. Tout d’abord, c’est une séparation entre le monde intime et le monde social ; la première scène en donne un aperçu. Le deuxième plan suit Bill Harrford dans la partie privée de son appartement ; sa chambre, et un cabinet de toilette, où sa femme peut se changer et faire ses besoins en laissant la porte ouverte. Ce plan s’achève sur la porte de la chambre se refermant (offrant ainsi un semblant de transition par un passage au noir). Commence alors un deuxième plan mobile suivant les époux, prêts à se présenter devant la babysitter. La grande fluidité des prises qui suivent assurent la continuité du cheminement — fondu sur la rue, permettant de situer l’action, puis fondu sur l’appartement où est reçu le couple, et enfin fondu sur la salle de bal. Cette démarcation entre la vie privée et la vie sociale est perturbée quand l’invité redevient le docteur, et est appelé par son hôte pour gérer une situation délicate (rompant une longue prise continue où Bill Hartford se laisse entraîner par deux sirènes à l’écart du reste des convives).

             Cette vie sociale, de plus, n’est pas aseptisée. Les élégants salons où Ziegler tient sa soirée sont aussi un lieu séduction. Si le corps nu d’Alice est montré simplement dans la première prise du film, l’image tourne autour d’elle et reluque ses épaules au moment où elle se fait aborder par un suave et imperturbable admirateur hongrois. Les lumières les enveloppent de teintes chaudes, l’image est diffuse, et la conversation devient rapidement badine, parfois plus que suggestive. Leur danse, qui suit, est filmée de près sur leur visage — scène à comparer avec celle où Bill et Alice dansent ensemble —, soulignant leur proximité ainsi que la fine ligne que le flirt ne dépasse pas, tout en s’en approchant. Bill, de son côté, déambule dans les couloirs, un mannequin à chaque bras, tournant avec un soupçon de fatuité la tête de l’une vers l’autre. Le devoir l’emporte pourtant, et Alice se défait de son cavalier dandy en lui rappelant (malgré la plus grande indifférence sur ce point de son interlocuteur quant à ce détail) qu’elle est mariée. Le flirt est le premier pas non concluant vers la transgression qui forme le sujet du film.

             Cette ligne qui sépare les personnages des fantasmes est encore fragilisée au début du film, lors de la vignette présentant différents moments de la journée du couple. La scène débute comme un aperçu de la vie urbaine, presque publicitaire, (rappellant un peu l’ironique début de Blue Velvet de David Lynch) — vignette de la façade de la vie dans la province américaine : le docteur saluant sa secrétaire, récupérant ses papiers, sa femme pendant ce temps s’occupant de leur enfant — puis est perturbée par un plan sur une femme nue qu’ausculte le docteur, un plan sur Alice s’habillant.

             L’étrange nuit durant laquelle se déroule la partie centrale du film suit le long égarement du protagoniste dans un monde où les fantasmes trouvent satisfaction. Un monde de masques et de capes, de société secrète et de mots de passe ; des meubles luisants, de riches plafonds ; des heures tardives, la mort aussi. Le fantasme représenté dans le film se nourrit d’un imaginaire voluptueux et décadent, où on propose de faire l’amour entre deux Michel Ange, où les bibliothèques accueillent les corps masqués d’amants — un monde cultivé, décadent, et romanesque — où le rite et l’évocation parent la jouissance. Les décors et accessoires illustrent à foison l’esthétique décadente : les masques vénitiens, le portrait sur fond rouge d’une courtisane nue ornant le cabinet de Ziegler. Le cadrage tente aussi quelques excursions picturales comme dans ces plans où une femme dévêtue est angulairement affalée dans un canapé tandis qu’au premier plan le client riche est encore présent sous la forme d’un poignet orné d’une riche montre, ou occupé à remettre son pantalon de smoking.

             Et au petit matin, tout disparaît. Un peu comme cette fête du Grand Meaulnes qui s’efface le lendemain, le monde secret où Bill s’est immiscé un soir par hasard se referme devant lui. Renforçant encore le romanesque, Eyes wide shut suit un schéma modifié de Bildungsroman1, où l’apprentissage échoue : le fantasme n’est pas la vie, et Bill se retrouve, la nuit achevée, dans le royaume du jour. Qu’a-t-il appris ? Un peu sur l’homme peut être, sur cette étoffe dont les rêves sont faits — les rêves secrets, les rêves enterrés.
    A. Picard

    1 L’histoire d’Eyes wide shut garde quelque chose de la littérature allemande du début du XIXième siècle : l’errance de Bill d’un personnage à un autre est typique du roman de formation, la société secrète apparaît déjà dans Wilhelm Meister, et dans De la Vie d’un vaurien d’Eichendorff. Les activités exercées par la société secrète est elle digne des romans libertins.
    Eyes wide shut est une adaptation libre d’un roman d’Arthur Schnitzler, Traumnovelle.