Couleur
Pays :France
35mm. VO (français)
Année :1981
Avec :
Philippe Noiret, Isabelle Huppert,
Stéphane Audran, Eddy Mitchell,
Jean-Pierre Marielle
« Je m’appelle Lucien Cordier.
Je suis l’unique flic d’un patelin habité par des soûlauds, des fornicateurs, des incestueux, des feignasses et des salopiauds de tout acabit.
Mon épouse me hait, ma maîtresse m’épuise et la seule femme que j’aime me snobe.
Enfin, j’ai une vague idée que tous les coups de pied qui se distribuent dans ce bas monde, c’est mon postère qui les reçoit. Eh bien, les gars, ça va cesser. »
Comme d’habitude, l’entrée coûte 4 euros, 3 pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30 et 20 euros.
L’entrée est gratuite pour les étudiant.e.s invité.e.s.
en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
pour voir et revoir
Coup de torchon
de Bertrand Tavernier
Proposition d’analyse
En 1938 en Afrique-Occidentale française, Lucien Cordier (Philippe Noiret) est l’unique policier du petit village de Bourkassa Ourbangui. Incapable d’affirmer son autorité et dépourvu de la moindre once d’héroïsme, il est moqué de tous. Poussé à bout par les officiers de la colonie, dédaigné de sa femme Huguette qui lui préfère son « frère » Nono (Stéphane Audran et Eddy Mitchell), il décide de se faire justicier et s’engage dans une
spirale de violence pour se venger implacablement de toutes les crapules qui l’ont méprisé.
Tourné en 1981 au Sénégal, le film est un succès critique et public. Il est nominé dans dix catégories aux Césars, et pendant de nombreuses années, il a la triste réputation d’être le film ayant reçu le plus de nominations sans victoire… Coup de torchon prend source dans le désir de Tavernier d’adapter pour le cinéma un roman policier écrit par Jim Thompson, 1275 âmes (Pop. 1280). Mais le cinéaste se heurte à la difficulté de trouver un contexte français pour retranscrire l’atmosphère proprement américaine du roman : comment transposer l’immensité du désert du Texas, sa chaleur étouffante, la figure mythique du shérif ? En relisant Voyage au bout de la nuit, il a un éclair de génie et décide de déplacer l’histoire en Afrique. Il s’inspire alors des pérégrinations cauchemardesques de Bardamu ainsi que des observations froides et sans complaisance de Gide rapportées dans son Voyage au Congo pour donner consistance et profondeur à son travail d’adaptation. L’A.O.F. devient le lieu où s’expriment librement les pulsions et désirs morbides d’une société blanche en déliquescence. La corruption, la lâcheté et la violence règnent dans ce microcosme colonial sans foi ni loi.
Tavernier prend à rebours les films coloniaux traditionnels, pour dresser un portrait au vitriol des officiers français. La médiocrité s’empare de tous les coeurs. Lucien Cordier, qui s’érige en ange vengeur des opprimés,
sombre dans un cycle infernal ; les officiers français sont gouvernés par la haine et la bêtise ; la relation douteuse entre Huguette et Nono, son « frère », donne des échos incestueux au film. Ici, pas de héros ni de leçon morale : les personnages complexes et hauts en couleur sont vus à travers une narration froide et objective, et évoluent dans un cadre quasi-documentaire. Toutefois, Coup de torchon ne se départ pas d’un humour particulièrement caustique, qui s’exprime à travers les néologismes sans queue ni tête de Nono, les réflexions grinçantes de Cordier, et le jeu d’acteur éblouissant du casting —d’Isabelle Huppert qui incarne la jeune Rose écervelée à Jean-Pierre Marielle dans le double rôle des jumeaux proxénètes.
L’oppression de la population noire par cette société blanche pourrie jusqu’à la moelle est exposée sans fards. Pas d’exotisme colonialiste chez Tavernier : le travail sur les costumes veut rendre compte de la réalité de l’A.O.F en 1938, et la séparation totale entre les colons blancs et les populations natives est rejouée sous l’oeil de la caméra. Le racisme,diffus, est montré sans ambiguïté : Tavernier met en scène la violence verbale du discours colonialiste des années 30 tout autant que sa manifestation physique. Le silence frappant de la population noire dans le film, face aux nombreux monologues, dialogues et autres logorrhées des Blancs, met en évidence le lien indissoluble qui existe entre langage et domination. Coup de torchon se transforme alors en un medium qui veut redonner voix aux agents oubliés de l’histoire de France.
En résulte un film noir et halluciné, où les cauchemars se mêlent à la réalité étouffante d’une colonie en déliquescence. Tavernier révèle au grand jour la lâcheté, la violence et la corruption qui gisent au coeur des ténèbres de la nature humaine. L’ouverture et la fin du film figurent une même scène où Cordier observe des enfants noirs affamés grattant la terre, tandis qu’une éclipse de soleil survient. Cette répétition forme une boucle fermée sur elle-même, qui inscrit le film dans une temporalité cyclique où aucune échappatoire n’est possible. Dans ce monde isolé et hors du temps, les personnages entament une longue descente aux enfers dont la dimension cauchemardesque est renforcée par l’usage de la steadicam et des nombreux plans décentrés et flottants qui parsèment la narration. Ces trouvailles sont le moyen pour Tavernier de traduire la prose hallucinée et erratique de Céline. Elles sont surtout le gage d’une adaptation réussie. C’est en usant d’un langage proprement cinématographique et en prenant des libertés par rapport aux oeuvres littéraires sources que le cinéaste parvient à une fidélité créatrice qui donne vie au film.