Mes petites amoureuses de Jean Eustache (mardi 06 novembre 2018, 20h30)

 

En présence de Boris Eustache.

Comme d’habitude, l’entrée coûte 4 euros, 3 pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30 et 20 euros. L’entrée est gratuite pour les étudiant.e.s invité.e.s.

Et pour résumer :

Rendez-vous le mardi 06 novembre 2018, 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
pour voir et revoir
Mes petites amoureuses
de Jean Eustache

Proposition d’analyse

Mes Petites amoureuses (Jean Eustache, 1974)
Le souvenir, le romanesque

Le film débute à Pessac ; la mécanique d’une horloge tinte, Daniel dort, soigneusement enveloppé par les couvertures. Passage au noir. Le jour s’est levé, l’horloge sonne sept heures ; le lit est défait, et, derrière la fenêtre, les branches hochent vaguement.

Mes Petites amoureuses est un film de souvenirs ; la matière
première, la terre façonnée est l’enfance remémorée du réalisateur. “Il revient à ma mémoire des souvenirs familiers”, entame Trenet comme le générique débute. Quelques images refont surface : un camarade rêveur, qu’un coup de poing imprévu n’a pas rendu amer ; la visite d’un cirque ; le passage journalier d’un femme et d’une poussette, des saynètes séparées par des fondus au noir.

Toutes ces scènes se chamaillent ; quel étrange lien les lie entre elles, les guide vers une même fin ? Les dialecticiens se réjouissent, et voient deux forces s’affronter : le hasard et le travail unificateur de la mémoire. Se frottant les mains, ils expliquent : à posteriori, une trame se dégage d’un 1 ensemble de faits divers recueillis durant une vaste période, et à partir d’eux on construit rétrospectivement le roman de sa vie, en reconnaissant des motifs, des échos – et en oubliant le reste. Mais, cette fresque entrevue dans une existence erratique n’a qu’un contour estompé, elle n’existe que dans le désir d’apercevoir un sens, une direction. La formulation artistique de la vie n’est pas fidèle. Une oeuvre aussi complexe que La recherche du temps perdu, roman sur la vie et le roman, n’est pas une vie, ni même toute une mémoire. Des Mémoires, aussi riches et variées en anecdotes que celles de Saint-Simon, sont encore un tri, et une unification. L’illusion est-elle pourtant tout à fait morte ? En lisant un livre, en regardant un film, nous ne nous attendons pas à nous promener dans la rue, où embarquer pour l’Afrique. Lire Conrad n’est pas un moyen bon marché pour partir à l’aventure. Ce qui se cache derrière la transposition qu’effectue une oeuvre, c’est autre chose.

La description stylisée, presque sanctifiée, de certains souvenirs, leur confère un charme silencieux et saisissant. La discrétion de la narration, la rigueur superbe du cadrage – précise et sans morceau de bravoure, de la main d’Almendros – et le jeu contrôlé des acteurs, donnent aux scènes le goût étrange où se mélangent une part de nostalgie, d’appréhension, de douleur et du réconfort de la beauté. Quelques lieux communs, aussi beaux soient-ils, comme cette scène d’ouverture soeur aînée de celles de Quelques jours de la vie d’Oblomov, ou de Fanny et Alexandre2, (l’horloge est un grain de beauté qu’elles portent toutes trois, trace familiale3), deviennent graves et solennels, et redeviennent mystérieux. Presque aucune prise n’est facile. Après le générique, aucune musique ne vient diluer le drame, ou faire diversion. La nostalgie est bien présente, mais ce n’est pas tant la nostalgie de l’époque, que du temps qui ne reviendra plus, de ce qu’on a perdu. Pour un psychologue, un tel film est peut être la lutte d’un insensé contre les heures et les années4 ; pour d’autres, une angoisse et une chaleur.

Comme la plupart des récits biographiques, Mes Petites amoureuses n’a pas une construction dramatique, mais romanesque. La forme assez courte qu’offre un film – en comparaison du roman, qui n’a pas à être lu en une fois – rend les effets d’écho et les jeux de renvoi plus apparent. Mes Petites amoureuses s’ouvre à Pessac et retourne s’achever à Pessac ; le chiasme pousse à comparer les scènes – l’aller et le retour dans le
train, les adieux aux retrouvailles. Film de visions, les topos du cinéma (le train, le cinéma, l’enfant dormant) sont mêlés à d’autres images plus rares – la belle embrassée, au coin de la rue, la femme et la poussette, qui transposent les peintures sur le vif de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle au cinéma du vingtième. D’autres sont presque des évocations de roman (la “lutte” entre Daniel 5 et une jeune fille évoque celle entre Gilberte et le narrateur dans un jardin près des Champs Elysées, dans A l’ombre des jeunes filles en fleur). Ces scènes sont reliées par le protagoniste, qui apparaît dans toutes – c’est après tout un film autobiographique.

Mais comme tout film, le point de vue n’est pas clairement interne ; les coupes remettent en question le narrateur bien plus qu’un point entre deux phrases. Film au passé, il serait tentant d’associer cette voix fluctuante au protagoniste plus tardif ; mais c’est une voix d’enfant qui lit les commentaires en voix off. Et si les souvenirs s’enchaînent souvent dans un ordre un peu erratique, les scènes de Mes Petites amoureuses se suivent selon l’ordre chronologique – la structure narrative usuelle, qui ne sert pas ici à accumuler vers un noeud, mais à suivre la progression ; aussi à souligner l’effet du temps, qui tricote un noeud imbrisable. L’assemblage des souvenirs dans Mes Petites amoureuses n’est pas un collage ; ils sont agencés dans une structure qu’à défaut de meilleur terme, nous dirons romanesque. Le récit biographique, plus généralement peut-être le récit à la première personne- fictif ou non-, est souvent introspectif : on y étale les motivations, les états d’âmes, on tente de comprendre et pour cela, on creuse avec des mots. Cependant, ce procédé littéraire se transpose mal au cinéma. Coincé dans une adaptation, un scénariste ou un réalisateur tente de sauver la mise en ajoutant des voix off, ou des dialogues embarrassés lors de scènes faites à la sauvette ; deux idées assez peu cinématographiques6. Mes Petites amoureuses prend un parti différent. Le cinéma n’a pas les qualités introspectives de l’écriture, mais son procédé descriptif a une profondeur différente, que les mots n’arrivent pas à atteindre. Il ne s’agit pas de la précision, ou d’une différence de perception nacheinander contre nebeneinander ; l’image et le temps qui lui est accordé sont comprises selon un mode qui dépasse les mots, qui se défait de leur nécessité. Une force de Mes Petites amoureuses est d’avoir confiance en ce type de communication, non littéraire, mais cinématographique, jusque dans son emploi parcimonieux des mots. Il y a une superbe scène, au début du film, où Daniel quitte Pessac pour partir définitivement à Narbonne. Nous sommes dans un compartiment, les voyageurs se sont installés, et le train démarre. Nous voyons Daniel regarder à la fenêtre ; la prise suivante, le paysage défile à travers la vitre. Rien de plus n’est à expliquer ; là, les mots échouent où le cinéma réussit.

Antoine Picard

Quelques éléments de contexte :
Mes Petites amoureuses n’est pas le premier film sur l’adolescence ; depuis les années 60, le sujet perce au cinéma. En janvier 1974 est sorti par exemple Lacombe, Lucien – qui a quelques maigres points en communs avec le film de Jean Eustache – aussi maigres qu’une bicyclette, la province, et un rapport compliqué avec les femmes. Peut être d’un sujet plus proche, Deep end, de Skolimowski, traité d’une manière différente. Tous assez différents de Mes Petites amoureuses, Trains étroitement surveillés, Antoine et Colette, et sur des protagonistes s’occupant moins de filles, Les 400 coups (Truffaut), L’Enfance nue (Pialat), Kes (Loach), et My Childhood, My Ain Folk (Bill Douglas). Après le film sortiront encore L’Argent de poche (Truffaut), A nos amours (Pialat), Les Garçons de Fengkuei (Hou Hsiao-Hsien) — ce dernier film étant formellement le plus proche de celui d’Eustache, et ayant aussi une part autobiographique.
Le ton de Mes Petites amoureuses lui est spécifique, et ne se retrouve vraiment que dans quelques autres films d’Eustache ; Le Père noël a les yeux bleus, tourné 7 ans avant, a une voix similaire. Il y a une familiarité avec le style bressonien. Deux ans avant, Bresson avait réalisé Quatre nuits d’un rêveur, dans lequel le personnage principal passe une partie de ses journées à regarder des femmes dans la rue. On peut songer aussi à La Chronique d’Anna Magdalena Bach de Straub et Huillet – mais la comparaison a d’évidentes limites.
Le film qui passe au cinéma, quand Daniel y va, est Pandora and the flying Dutchman, de Albert Llewin. Le titre du film est celui d’un poème de Rimbaud. Nous ne tenterons pas d’établir un lien plus précis entre les deux oeuvres.
Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !

Le préjudice de l’auteur contre la dialectique ne l’empêche pas de lui reconnaître ici un mérite didactique 1 clair- et s’il trouve l’explication insuffisante, il craint d’allonger inutilement une digression. Notons tout de même qu’aucun évènement surprenant dans le film n’a valeur d’effet vrai, de témoin de vérité (le fameux détail incongru qui doit attester la véracité, un truc narratif dont se sert Balzac en le soulignant abondamment, et Flaubert avec plus de subtilité et d’ironie- au cinéma, par exemple le sac plein d’outils que porte sans raison Fernando Rey dans
Cet Obscur objet du désir).

2 Quelques jours de la vie d’Oblomov, Mikhalkov (1980) Fanny et Alexandre, Bergman (1982)

3 “Oh ! oui, il y a un passage où il y a un régiment qui traverse la ville, ah ! oui, c’est bien ! “ est le compliment de Bergotte envers un livre ; de même, je serai tenté de dire : “Pendant un instant, une horloge chante, ah ! C’est bien !” Et m’en tenir là pour ces trois films qui n’ont pas besoin de ma défense. Cependant, les trois horloges sont différentes.
L’auteur de ces mots ne sait pas s’il existe une instance de cette scène avant Mes Petites amoureuses, ni si Mikhalkov s’est inspiré du film d’Eustache (qui est passé dans un festival à Moscou, ce qui rend la filiation plausible).

4 La manière dont le film a été réalisé peut alimenter les réflexions – Eustache a tenu à filmer certaines scènes à des dates précises, échos des dates où les évènements originaux se sont produits. Quelques scènes n’ont pu être tournées aux mêmes endroits. Il faut aussi modérer l’importance à attacher à ces faits, qui sont externes au film ; la beauté, ou pour ceux plus prosaïques, l’intérêt de Mes Petites amoureuses doit se trouver dans le film, et non dans la vie de son réalisateur, ou d’autres circonstances hors du film. Mes Petites amoureuses serait un film du souvenir même s’ils avaient été fabriqués.

5 Au passage, notons que si le cinéma est devenu un art narratif, ce n’était ni le cas au début, et aurait pu être autre chose. Songeons à ce qu’aurait pu être un film paysage, ou un film marine (il y a déjà Le Tempestaire d’Epstein…), en vue de ce qui est un film ville (A propos de Nice, L’Homme à la caméra, Berlin, symphonie d’une grande ville). Bien sûr, un film ne s’affiche pas dans son salon…
6 Généralement employés par défaut, ces procédés ont parfois une valeur intéressante- en tant que cinéma.Dans ses premiers films, Malick arrive à avoir un usage très intéressant de la voix off, à faire contrepoint avec les images. Pour ce qui est des discussions dans les films, trois exemples d’emploi réussis sont Sonate d’automne, Ma nuit chez Maud, et le plus célèbre film d’Eustache, La Maman et la putain. Je ne pense pas qu’il est impossible d’adapter un livre “introspectif” – je suis persuadé qu’il y aurait une merveilleuse adaptation à faire de L’Attrape coeur. Pourquoi vouloir adapter est une question toutefois viable – et les qualités d’analyses du livre me semblent un maigre encouragement. Adapter Austen – que gagne-t-on ? Et cependant, il y a Stillman.


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